Présentation

LA THEORIE DU COMPLOT DANS LES ROMANS D’UMBERTO ECO

OU LE MIROIR DU NIHILISME CONTEMPORAIN

Toulon (La Garde), 11-12 mai 2017

 

Le motif du complot est un invariant de l’intrigue de presque tous les romans d’Eco et peut représenter une voie d’accès privilégiée à la compréhension de son œuvre narrative. On peut sans difficulté y ramener la plupart des nœuds thématiques autour desquels s’articulent ses romans. Qu’il s’agisse de mettre l’accent sur la vulnérabilité de l’homme face aux pouvoirs de la fiction, ou de dénoncer la profanation de l’Histoire (c’est-à-dire d’une mémoire sociale partagée), ou encore de déplorer la tendance presque pathologique à vouloir donner un sens à toute chose (quitte à violer les règles qui président à l’attribution de significations rationnelles et socialement compréhensibles), le facteur déclenchant de tous ces « court-circuits » de la vie symbolique est toujours le même : l’emprise du complot sur l’imaginaire humain. Tous les personnages d’Eco vivent dans un monde saturé de complots : certains s’appliquent à les déchiffrer, d’autres participent à leur élaboration, presque personne ne peut éviter de tomber dans les mailles de leur filet. Mais c’est justement parce qu’ils sont les otages d’une mentalité conspirationniste qui les rend enclins à douter de tout et à reconnaître l’ombre d’un complot derrière toute chose, que les personnages d’Eco peuvent polariser autour de leur drame personnel le malaise existentiel de beaucoup de lecteurs contemporains, eux aussi prisonniers d’un monde de plus en plus régi par des mécanismes d’autorégulation économique (Cf. C. Preve 2014 et J.-C. Michéa 2007) et n’ayant donc plus besoin de fonder sa légitimité sur des valeurs symboliques (d’ordre éthique, politique, philosophique et religieux) auxquelles les sociétés précédentes faisaient encore appel pour donner un sens à leur modèle d’organisation politique (il est clair que Max Weber ne pourrait jamais écrire, aujourd’hui, un livre comme L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, car ce qui fait défaut au capitalisme actuel est justement la possession d’une éthique). Le complot est donc, dans les romans d’Eco, le symptôme d’une crise sans précédent du modèle de vie hérité de l’humanisme traditionnel : un modèle fondé sur la justification symbolique (éthique, politique, philosophique, religieuse…) des comportements sociaux, là où les comportements d’aujourd’hui ne se justifient que par rapport aux besoins qu’ils cherchent à satisfaire. Le corollaire de ce processus de désymbolisation de la vie humaine est paradoxal : l’homme ne perd pas la capacité de donner un sens aux choses, mais les significations qu’il continue d’élaborer par une sorte d’inertie culturelle, au lieu d’éclairer sa vie, finissent par rompre le consensus qui s’était créé autour de certaines constellations sémantiques (l’histoire, la réalité et l’imaginaire) qui fonctionnaient, autrefois, comme boussole de la vie humaine. La crise des valeurs traditionnelles, la perte inexorable de points de repère communs sont la conséquence de cette prolifération aveugle et aberrante du sens en dehors de toute encyclopédie partagée. C’est en regard de ces effets nihilistes qu’il nous semble intéressant d’étudier le traitement réservé par Eco au thème du complot.

Il s’agira, plus particulièrement, de mesurer l’impact des processus de désagrégation/recomposition de la vie symbolique par rapport à trois univers de sens qui, justement à cause de l’imaginaire conspirationniste, n’arrivent pas à se solidifier, dans les romans d’Eco, dans des formes canoniques facilement reconnaissables :

  • l’univers de la fiction,
  • l’univers de l’Histoire
  • l’univers de la réalité (envisagée comme l’ensemble des choses connaissables auxquelles peut être attribué un sens socialement partagé, c’est-à-dire compatible avec les principes épistémologiques qui définissent la perception sociale de ce qui est réel et de ce qui est imaginaire).

C’est autour de l’une de ces trois idées principales que les communications du colloque devront s’organiser.

 

Approfondissement

 

Le choix de faire du complot la toile de fond de tous ses romans n’est sûrement pas accidentel chez Eco. Historiquement, le complot a été la cause des dégénérations totalitaires des démocraties modernes, nées de la Révolution française. C’est en accusant les représentants de l’ordre monarchique ainsi que leurs sympathisants de comploter contre la cause de la Révolution que les chefs jacobins déchaînèrent les violences de la période dite de la Terreur. Et c’est dans des formes analogues que Hitler, Staline et Mussolini consolideront leur pouvoir : le prétexte qui déchaînera leurs représailles contre les « ennemis du peuple » sera toujours l’accusation, portée contre certains sujets, de conspirer contre l’intérêt général de la société. Il est alors parfaitement compréhensible que Furet ait reconnu dans l’idée du complot et dans l’idée de révolution les deux faces inséparables de l’« imaginaire démocratique du pouvoir » (F. Furet 1978: 79). L’institutionnalisation dans la conscience historique de l’homme contemporain d’un lien de cause-effet entre croyances conspirationnistes d’un côté, et tournants totalitaires de l’autre, permet aux défenseurs des démocraties libérales actuelles d’agiter l’épouvantail du complot pour exorciser toute tentative de contestation susceptible de miner la légitimité d’une gestion purement économique (apolitique et asymbolique) des sociétés humaines. Il suffit de déclasser au rang de conspirateurs tous ceux qui osent critiquer l’ordre en place pour faire planer sur leurs revendications l’ombre d’une complicité infamante avec des idéologies que l’humanité a, dans le passé, déjà répudiées, mais que les représentants de la pensée conspirationniste contemporaine tenteraient secrètement de restaurer (Cf. La critique de P.-A. Taguiëff aux théories du complot).

Même dans l’œuvre narrative d’Eco les croyances conspirationnistes sont présentées comme des excroissances tardives d’une pensée obscurantiste et ésotérique (Le Pendule de Foucault), ou comme l’instrument à travers lequel se reproduisent des idéologies exécrables (l’antisémitisme: Le Cimetière de Prague, le fascisme: Numéro zéro), ou encore comme le symptôme d’un large éventail de pathologies sociales : mythomanie (Baudolino), misanthropie (Le Cimetière de Prague), masochisme (Le Pendule de Foucault). Mais, par rapport à d’autres thuriféraires du monde contemporain, Eco semble vouloir stigmatiser la pensée conspirationniste pour des mobiles plus ambigus : et quand on se demande, à la lecture de ses romans, au nom de quelles valeurs communes il faudrait refuser les distorsions que la mentalité conspirationniste fait subir au patrimoine de symboles sur lequel la société fonde sa cohésion spirituelle, les réponses que l’on peut trouver sont extrêmement problématiques. 

  • Fiction: Eco a reconnu à la littérature un statut ontologique à part, par rapport à celui des choses qui peuvent exister, en tant qu’entités imaginaires, uniquement à travers la médiation d’un acte sémiotique (l’écriture ou la lecture d’une histoire). Certes, je ne peux connaître Madame Bovary ou le petit Chaperon rouge que si quelqu’un me raconte leur histoire (ou que je lis directement le livre qui renferme leurs histoires). Mais, remarque Eco, « il arrive à certains personnages littéraires – pas à tous – de sortir du texte où ils sont nés pour migrer dans une zone de l’univers difficile à délimiter » (De la littérature). Les personnages en question acquièrent alors un statut ontologique de quasi autonomie, en accédant à un mode d’existence qui semble correspondre davantage à celui d’un être réel qu’à celui d’un être imaginaire. Comment s’étonner alors si, dans ses romans, un menteur comme Baudolino finit par croire aux reconstructions étoffées de mensonges de sa propre vie et de l’histoire de son temps? Comment s’étonner si un personnage du Pendule de Foucault prétend être la réincarnation du légendaire Comte de Saint-Germain ? Comment s’étonner si Roberto de la Grive se persuade de pouvoir réécrire, avec la seule force de l’imaginaire, le cours entier de l’Histoire sacrée (L’Île du jour d’avant) ? Au nom de quelle idée de fiction peut alors être censurée l’attitude mentale de ceux qui déchiffrent le monde à travers le filtre des romans de Sue, Dumas et Balzac et qui, de ce fait, sont enclins à voir partout des complots ?

 

  • Histoire: Eco, nous l’avons dit, condamne les réécritures conspirationnistes de l’Histoire au nom de la préservation d’une mémoire sociale partagée. On peut réécrire l’Histoire par jeu (Le pendule de Foucault), par penchant pour le mensonge (Baudolino), par cynisme (Le Cimetière de Prague), mais il ne faudrait jamais confondre ces libres réécritures de l’Histoire avec la version historique officielle. Et pourtant, cette même version officielle est présentée, dans ses romans, comme extrêmement incertaine et douteuse : l’historien, lisons-nous dans le roman Baudolino, s’appuie sur des « fragments de faits, des lambeaux d’événements », c’est-à-dire sur des traces laissées par une réalité qui, maintenant, n’est plus et que l’historien doit reconstruire a posteriori, si possible sans la falsifier. Mais comment y arriver, si, pour pouvoir être acceptée, sa reconstruction doit être préalablement “informée d’un dessein providentiel” ? (Baudolino). Les histoires qui ont instillé des doses massives de mensonges dans la pensée occidentale (le règne du mythique Prêtre Jean, la Donation de Constantin, la confrérie des Rose-Croix, la théorie de la Glace Cosmique, etc.) n’avaient-elles pas la qualité d’être « narrativement vraisemblables » ? Et n’est-ce pas pour cela (et non pas parce qu’elles étaient fondées sur des preuves irréfutables) qu’elles ont été acceptées ? Comment l’histoire des Rois mages aurait-elle, autrement, été tenue pour vraie ? « Mathieu, écrit Eco, leur a consacré deux versets, sans dire ni comment ils se nommaient, ni combien ils étaient, ni qu’ils étaient rois, et tout le reste n’est que rumeurs et traditions. Et pourtant, pour les gens, ils sont vrais… » (Le Cimetière de Prague). A la lumière de ces considérations, est-il encore possible de dire que les réécritures conspirationnistes de l’Histoire sont vraiment étrangères à l’historiographie officielle ?

 

  • Réalité: La pensée rationnelle se fonde sur une série de principes, dont le plus important est, selon Eco, celui qui définit les conditions sous lesquelles les choses peuvent devenir objet de connaissance : il existe des choses qui peuvent être, certes, nommées, mais auxquelles il n’est pas possible d’attribuer un sens socialement partagé. Or, sous l’influence de l’imaginaire conspirationniste, certains courants de pensée prétendent connaître l’inconnaissable : l’ésotérisme, l’animisme, la magie. Eco les considère comme des excroissances étrangères à la pensée rationnelle, car elles nient le vide (nequaquam vacuum) et s’obstinent à vouloir remplir de sens tous les interstices de l’Être. Or, la reconnaissance de l’impossibilité de connaître certaines choses est-elle vraiment l’affaire de toute la pensée rationnelle ? Peut-on vraiment faire de l’empirisme, qui proclame effectivement l’impossibilité d’une connaissance non-empirique des choses, le modèle de toute la pensée rationnelle ? Ne s’agit-il pas d’une apologie d’inspiration positiviste du caractère « non-évaluable » (Wertfreiheit) de nos connaissances scientifiques ? D’une capitulation à l’idéologie matérialiste sur laquelle se fonde la suprématie de l’économie sur le mode de vie des sociétés actuelles ?

On a l’impression, en lisant Eco, que la seule barrière que l’homme contemporain – privé de la capacité d’avoir des croyances stables par un nihilisme de plus en plus généralisé – puisse désormais opposer aux spéculations de la pensée conspirationniste est une vague adhésion aux valeurs acceptées par le plus grand nombre (sans que, pourtant, plus personne ne sache pourquoi certaines valeurs ont été instituées, pourquoi elles ont un sens plutôt qu’un autre, etc.). Le bastion des valeurs dominantes ne peut donc être que l’habitude, notion qu’Eco, dans le sillage de Peirce, identifie comme la limite (peras, katekon) à opposer à la sémiosis illimitée (apeiron) et donc comme l’unique matrice des seules significations légitimes qui peuvent circuler dans une société (Lector in fabula, Les limites de l’interprétation). Mais comment pourrions-nous donner un sens aux choses en nous appuyant uniquement sur l’habitude, si nous vivons dans un monde qui est régi par des cycles de destruction/reconstruction des habitudes sociales consolidées, afin de seconder les automatismes d’un marché en renouvellement perpétuel ? Ne risquons-nous pas de seconder ainsi la logique qui préside au fonctionnement d’un monde autorégulé par des réflexes économiques qui n’a plus besoin de fonder sa légitimité sociale sur aucune valeur symbolique ?